Article publié pour Femmes de Polynésie, le 5 avril 2022. À cette date, Shanna ne vivait pas encore dans la rue. Aujourd’hui, elle est sans-abri.
Le vent souffle fort sur l’île de Motu Uta, il balaie les quais, s’infiltre entre les conteneurs et les bateaux de commerce. Ses rafales font voler la chevelure ondulée de Shanna, dispersent ses paroles et ses mots qui révèlent une vie tourmentée. Devant la coque rougeoyante du Taporo VI, sa silhouette se démarque, peinte d’une lumière chaude et vespérale, et presque entièrement recouverte de tatouages. Sur cette île portuaire collée à la ville, mais déjà proche de l’océan, Femmes de Polynésie découvre la première dauphine Miss Tatau 2019. Rencontre avec une fleur.
Éclosion
« Je ne connais pas la langue tahitienne, je n’ai pas appris les danses traditionnelles. Pour me rapprocher de ma culture, j’ai choisi le tatouage. »
C’est une fleur. Elle en a la beauté, la grâce, la fraîcheur. Mais certains pétales sont déjà fanés. Quand ils étaient plus petits, alors que la fleur était en train de croître, ces pétales ont été blessés et le cœur même de la plante a été touché. Alors la fleur s’est refermée. Elle a grandi comme elle a pu. Aujourd’hui, elle veut s’ouvrir, briller et révéler sa beauté intérieure.
Pour tenter d’endiguer toute cette souffrance, elle a colorié chacun de ses pétales. Elle y a incrusté des dessins à l’encre noire qui ont frayé leur chemin tout en beauté et en douleur. Ainsi la fleur s’est présentée à l’élection Miss Tatau 2019. Elle est devenue première dauphine.
Tatouée des chevilles jusqu'au cou
Shanna Hitimaue n’imaginait pas remporter ce titre.
« En cinq mois, j’ai tatoué 70 % de mon corps. »
En 2018, elle réalise un premier tatouage sur le bras. L’année du concours, Shanna enchaîne les séances chez son tatoueur. Pour participer à Miss Tatau, au minimum 30% du corps doit être tatoué.
Son cheminement se révèle très personnel : à chaque fois qu’elle se sent blessée, elle rajoute un tatouage sur son corps. La douleur infligée par le dermographe l’empêche de relayer la souffrance plus loin.
Car c’est ainsi qu’elle a intégré la notion de douleur. Ce qu’elle reçoit, elle le renvoie. Contre elle-même ou contre ses compagnons.
« Avec mes tatouages, je me sens protégée. J’ai l’impression qu’ils ont toujours fait partie de moi, comme si j’étais née avec. »
Changement
Shanna fugue à 14 ans. Elle quitte sa famille et une situation devenue intenable pour elle. Une question de survie. De manière chaotique, elle parvient jusqu’au lycée et obtient son baccalauréat.
Aujourd’hui, elle a 22 ans, toute la vie devant elle, même si une certaine errance est perceptible. Elle se demande où aller, quel chemin prendre… Elle vient de s’extirper d’une relation amoureuse destructrice. Et de l’emprise de personnes qui n’ont pas su déceler ses besoins, son être véritable. Qui au lieu d’accepter ont jugé. À la place d’aider ont détruit.
Shanna se reconstruit peu à peu. Elle goûte avec ivresse à ce nouveau sentiment de liberté. Elle se cherche aussi. Elle souhaite renoncer à des comportements du passé qu’aujourd’hui elle juge malsains.
« Je cherche qui je veux être, qui je peux être. Je veux contrôler mes pensées, ne plus mettre mon cerveau sur pilote automatique. »
Belle comme une fleur
Shanna souhaite prendre soin d’elle. Elle perçoit à nouveau la beauté de la vie ; elle constate que plus elle aide les autres, et plus son existence devient positive.
« Sur mon cou est tatouée une fleur de lotus. Elle représente ce que j’ai envie d’être : la paix. »
Shanna est une jeune femme fière, intelligente, curieuse, avide d’apprendre. Belle aussi, magnifique comme une fleur de lotus.
« Je suis fière de la personne que je suis en train de devenir. »
Dans la symbolique bouddhiste, la fleur de lotus représente la pureté spirituelle. Cette fleur prend racine au milieu d’une eau boueuse, et pourtant fleurit immaculée, pure et intacte.
Shanna rit, son rire se perd dans le vent. Prête à fleurir de nouveau.
Texte et photos : Doris Ramseyer, pour Femmes de Polynésie
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